Discours de réception de Michel Déon

Le 22 février 1979

Michel DÉON

Réception de Michel Déon

 

M. Michel Déon, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jean Rostand, y est venu prendre séance le jeudi 22 février 1979 et a prononcé le discours suivant :

   

Messieurs,

     Il est des honneurs périlleux. J’aurais aimé affronter d’un cœur moins inquiet ceux que vous m’offrez aujourd’hui. Au pied du mur, l’écrivain mesure son insuffisance, ses mérites qui n’en sont pas puisqu’ils lui ont été donnés. Il se demande pourquoi des signes mystérieux, imprévisibles, l’ont distingué, lui, plutôt qu’un autre. Des écrivains qu’il respectait et admirait n’ont pas connu ces honneurs. Les uns les évitaient, les autres n’y étaient pas admis ou avaient été fauchés trop tôt. Mais les vivants sont là pour le rassurer : ce qui arrive est donc vrai, et l’élu doit assumer sa nouvelle condition d’immortel au moment même où il s’inquiétait de déambuler dans les allées d’un cimetière qui a déjà accueilli tant de ses amis. S’il lui reste quelque vanité, l’exemple en aura vite raison. Il s’assied dans un fauteuil qui a été occupé par des hommes dont l’œuvre et la vie ont lentement sombré dans l’inévitable oubli. Quelques noms cependant redonnent courage. Tout n’est pas effacé par le temps. J’aime penser que je succède ici au Marquis de Laplace, à Royer-Collard, à Charles de Rémusat, au Comte de Mun, à Octave Aubry, enfin à Jean Rostand, que je n’ai pas eu le bonheur de connaître, mais avec qui j’ai eu tant d’amis communs que sa mémoire me pardonnera de le traiter avec une certaine familiarité.

     Quel malicieux hasard m’a fait ouvrir, au lendemain de l’élection, mon cher Stendhal et lire dans Le Rose et le vert que la belle Mina de Wanghen, pour son premier dîner parisien, était assise à côté d’un « écrivain peu connu qui, en cette qualité, voulait entrer à l’Académie française ». À peine avais-je reçu cette flèche qu’en ouvrant l’essai sur L’homme de Jean Rostand où il compare l’éveil de l’intelligence chez un enfant et chez un chimpanzé, j’ai lu que ce dernier est « surtout affectueux et intelligent dans sa jeunesse. Passé l’âge de la puberté, il devient inactif et sérieux, il ne sait plus jouer ». Et Jean Rostand ajoutait : « À vingt ans, le chimpanzé est rassis autant qu’un académicien. » Est-il besoin de préciser qu’à l’époque où il écrivait ces mots, mon prédécesseur n’envisageait pas encore de siéger parmi vous. Enfin, pourquoi faut-il que dans la première pièce à laquelle j’ai assisté à la rentrée, La culotte de Jean Anouilh, le personnage principal soit un académicien attaché à un poteau de torture. Chaque matin, sa femme délie la main droite de ce fantoche pour qu’il rédige sa chronique du Figaro.

     Ainsi ma première leçon était-elle de modestie et de bonne humeur. L’Académie française a toujours été brocardée mais elle a survécu à tout et même la Révolution n’a eu raison d’elle qu’un temps. Je vous assure,

     Messieurs,

     que si j’ai appris par l’histoire de votre compagnie à ne tirer nulle vanité personnelle de me trouver parmi vous, je n’en ressens pas moins une grande fierté. Ma famille n’a compté que des soldats, des médecins ou des fonctionnaires et voilà que vous me dotez du plus tentant des passés : une longue lignée d’écrivains, de savants, d’hommes d’église qui tous, à des degrés ou à des titres divers, ont représenté un moment – même si ce n’est qu’un moment – de l’humanisme français. Vous dire que j’accepte cet héritage serait peu. Je le revendique et vous remercie de me permettre de le revendiquer et de joindre mes efforts aux vôtres pour le défendre à une époque où tant de valeurs sont sabrées, où, plus que jamais, nous ressentons la nécessité de maintenir notre langue, de préserver notre liberté d’expression et d’honorer la probité intellectuelle.

     Si mon émotion est grande, je ne crois pas cependant qu’elle se puisse comparer à celle de Jean Rostand lorsqu’il fut admis sous la Coupole. Cinquante six ans plus tôt, il avait assisté à une séance dont le souvenir le remplissait d’un juste orgueil : la réception de son père, Edmond Rostand, académicien de trente-cinq ans, au faîte de la gloire, adulé du public, marié à une poétesse d’une grande beauté : Rosemonde Gérard.

     Quel merveilleux spectacle pour un enfant que celui de la consécration d’un père peut-être d’autant plus aimé qu’il était éloigné, distant avec son deuxième fils. Si discret qu’il ait été sur sa vie privée, Jean Rostand dira, un jour, du poète de Cyrano : « Oui, je l’ai aimé, profondément, je ne l’ai pratiquement jamais quitté, je l’ai respecté comme je n’ai jamais respecté personne après lui, et c’est justement pour cela qu’il n’y a jamais eu entre nous de véritable intimité. Je le plaçais trop haut ; il m’était inaccessible. »

     Nous n’avons guère de mal à imaginer l’intensité du regard que le petit garçon aux boucles blondes posait sur ce père glorieux, et, comme dans un jeu de miroirs, nous n’avons pas de peine non plus à imaginer que dans le cœur d’Edmond Rostand, à ce grand moment, s’éleva un humble remerciement. Il ne devait pas tout, mais il devait beaucoup à son père, Eugène Rostand, économiste, avocat, grand juriste membre de l’Académie de Marseille, membre libre de l’Académie des sciences morales et politiques qui, sur la fiche d’inscription au collège Stanislas de son fils Edmond, avait écrit : « Capable d’aller dans l’ordre des lettres aussi loin qu’on le poussera. » C’était bien prévoir l’avenir d’un jeune homme de seize ans sur lequel veillait un père à la main de fer et à la tendresse éclairée.

     « Vous me pardonnerez, disait Edmond Rostand, ouvrant une parenthèse dans son éloge d’Henri de Bornier, de m’être tout d’un coup souvenu avec émotion du bonheur de certains fils qui n’ont pas inspiré de doutes à leurs pères, et qui ont vu ceux-ci, loin de les détourner de l’Institut, prendre la peine de leur en montrer eux-mêmes le chemin. » Cette idée – si importante – d’une lignée à illustrer est, probablement, à l’origine de la vocation de Jean Rostand, et un des points de départ de ses recherches et de ses réflexions sur l’hérédité.

     Car, il faut bien dire que les Rostand composent, aussi loin que l’on puisse remonter, une étrange famille. Depuis la fin du XVIIe siècle, on s’y était marié six fois entre cousins germains. Deux ou trois mariages consanguins peuvent, à la rigueur, passer pour un hasard, mais six et, pour finir, un septième, le propre mariage de Jean Rostand avec sa cousine Andrée Mante, ne ressortissent plus au hasard. Faut-il y voir une succession de timidités qui empêchaient les Rostand de chercher ailleurs que dans le cercle protecteur de la famille l’épouse qui partagerait leur vie ? Ou plutôt, comme l’a estimé à mots couverts Jean Rostand, faut-il y voir une tribu qui a, de génération en génération, pendant près de trois siècles, tenté de forcer le destin, de conserver son particularisme, d’éliminer au maximum les apports étrangers, de sublimer ses qualités morales et intellectuelles en croyant les additionner ? Il était fatal qu’un jour un Rostand fût tenté d’analyser scientifiquement ce que ses ancêtres, puis lui-même, avaient tenté empiriquement.

     Jean Rostand qui fut, si j’en crois ses amis, un homme d’une affabilité, d’une bienveillance sans bornes, répondait à beaucoup de questions, mais sur certaines d’entre elles, il montrait une réserve, une discrétion qui décourageaient les curieux. Son enfance, son adolescence n’appartenaient qu’à lui. Nous avons vu son attitude à l’égard de son père. À l’égard de sa mère, il n’a guère eu qu’un mot : « Elle représentait la sécurité. » Sécurité ! Certes, nos mères peuvent aussi représenter la sécurité, mais elles évoquent le plus souvent pour nous la tendresse, la complicité, l’éveil de la sensibilité. La sécurité, nous pensons que c’est plutôt le père qui l’inspire, mais Edmond Rostand inspirait le « respect » à son fils. Ce n’est pas la même chose. Que Rosemonde Gérard ait laissé ce souvenir d’enfance à Jean Rostand est pour le moins déconcertant. Nous avons tous lu des vers de cette poétesse précieuse et fine, plus grave qu’il n’y paraît souvent, dissimulant parfois, sous les afféteries, une belle intelligence de la vie. Elle joua à être Rosemonde Gérard, puis à être Mme Edmond Rostand et quand son ménage fut troublé parce que le grand homme avait trop de goût pour les comédiennes, elle reprit sa liberté. Il est possible qu’elle n’ait eu qu’un amour : son fils aîné Maurice. Le cadet en a-t-il souffert ? Je répondrai que jamais, dans aucune circonstance de sa vie, un gramme de jalousie n’habita l’âme de Jean Rostand. Rosemonde Gérard avait délégué ses pouvoirs à une gouvernante et à un professeur, Raymond Lerouge, qui est le grand responsable de la formation d’esprit de Jean Rostand. Tout de même, elle régnait. Surtout à Cambo où Edmond Rostand rongé par l’inquiétude de faillir à sa réputation de génie théâtral, entendait n’être troublé par d’autre responsabilité que sa création. Elle réglait la vie de la maison, commandait une armée de jardiniers, recevait avec une égalité d’humeur qui ne faillit jamais, des amis, des admirateurs, même des raseurs, qu’elle aimait ou n’aimait pas. Ceux d’entre vous qui l’ont connue, ou ceux qui, comme moi, l’ont aperçue dans les dernières années de sa vie, petite femme frêle, au visage ravagé sous les fards qu’estompait une voilette, accrochée au bras de son cher Maurice, ne manquant jusqu’à son dernier souffle ni une première, ni un vernissage, ni une fête, ont peine à croire qu’elle ait représenté la sécurité. Le sentiment qu’avouait Jean Rostand vient peut-être, plus que de son enfance libre et gâtée, du pressentiment de ce qu’il affirmerait un jour : « Embryologiquement, la mère est l’auteur principal... Le rôle de la femme dans la formation de l’enfant, est beaucoup plus important et complexe que celui de l’homme. » Certes, ici, c’est le biologiste qui parle, mais un biologiste n’oublie pas qu’il a eu une enfance, et qu’avant cette enfance il a vécu dans le ventre de sa mère, nourri, tenu au chaud, protégé, déjà aimé. Nous n’irons pas comme certain jusqu’à prétendre que de cette période d’incubation naît le souvenir trouble d’un paradis terrestre d’où l’enfant est brutalement chassé pour choir dans le monde des hommes, cependant cette extrapolation poétique n’est pas tout à fait fausse. Il est possible que Rosemonde Gérard ait représenté aux yeux de son fils, le paradis perdu et que, par méfiance à l’égard du mot « paradis », Jean Rostand ait préféré le mot plus prosaïque de « sécurité », mais quel bel hommage à la femme, aux femmes !

     Une enfance comme la sienne aurait grisé un autre que lui si tout n’était pas question de caractère. Élevé par une nuée de domestiques dans ce palais de l’Arnaga à Cambo, il aurait pu – j’allais même dire : il aurait dû – développer suffisance et mépris pour tout ce qui ne vivait pas princièrement comme lui. Les temps ont changé et il est difficile d’imaginer aujourd’hui qu’un poète soit tenté de céder au délire d’opulence qui inspira les agrandissements de l’Arnaga. D’une retraite dans cette campagne basque exquise par sa grâce et ses couleurs, Edmond Rostand avait voulu faire un petit Versailles avec des bassins où l’on naviguait en barque la nuit, un parc à la Le Nôtre, une orangerie. À l’intérieur un luxe écrasant, révélait un goût pas toujours sûr. Edmond Rostand aimait le faste, mais nous sommes en droit de nous demander si ce faste n’était pas extérieur à lui-même, jeté en pâture aux étrangers qui le connaissaient mal et ignoraient qu’il se réservait deux des pièces les plus modestes de cette folie : un cabinet de travail ouvrant sur sa chambre à coucher. Dans cette démesure on ne lui comparera que Gabriele d’Annunzio construisant sur les rives du lac de Garde, le Vittoriale des Italiens, monument à sa propre gloire. Est-il si exaltant de se réveiller un jour ainsi « poète national », dramaturge connu du monde entier car, enfin, il avait suffi à Edmond Rostand de deux pièces, l’Aiglon et Cyrano pour que son nom fût sur toutes les lèvres ? Je crois que ce serait mal juger le caractère du poète de penser qu’il avait perdu la tête. S’il jetait de la poudre aux yeux, c’est que la mode et l’extravagant enthousiasme de ses admirateurs le provoquaient à ce jeu. Pour les photographes il posait parce que c’est ainsi qu’on l’imaginait : dandy ne laissant aucun détail au hasard, d’une élégance raffinée, le menton avantageux, la moustache agressive, beau certes, mais à la limite de la caricature. Le jeune Jean Rostand préférait secrètement à cet homme théâtral celui qu’il avait la chance d’apercevoir seul : un malade anxieux et las, ne quittant son cabinet de travail en robe de chambre que le temps d’un bref repas avant de se remettre à sa pièce, Chantecler, qui lui coûta tant et ne fut qu’un demi-succès, autant dire un échec pour un homme habitué aux foules délirantes. Alors à quoi bon ce luxe quand le poète devant sa feuille blanche se sent si pauvre, si seul et même, à certains instants, désespéré au point d’envisager la mort comme un refuge, la seule réponse à sa difficulté d’être ?

     Edmond Rostand eut-il l’intuition que son lyrisme, à raison même de son excès de jeunesse, ne vieillirait pas bien ? Ce qui est certain, c’est que Chantecler est dédié à Jean Rostand et que cette pièce, par son sujet, préfigure la vie et les préoccupations du jeune naturaliste. Quand le poète fit venir à l’Arnaga une quantité de poules, de dindons et de coqs dont il désirait étudier le comportement, Jean Rostand se passionna pour cette basse-cour qui fut son premier laboratoire. Il était déjà un insectologue précoce. Dans la salle à manger de Ville-d’Avray, on peut voir un portrait exquis : le jeune Jean, habillé en petit lord Fauntleroy, tient dans une main un filet vert, dans l’autre un grand papillon, ailes déployées. Sa voie était dessinée.

     On est toujours surpris de la démarche d’un tel esprit. Jean Rostand aurait pu se vouer à une longue carrière universitaire, se présenter à des concours, enseigner ou entrer dans une équipe de chercheurs, s’il n’avait été un individualiste viscéral, si le travail en équipe ne l’avait pas intimidé, peut-être même rebuté. Nous le voyons cependant en 1915, après son P.C.B. et des certificats de science, entrer au laboratoire du Professeur Vincent où il fut employé à la dangereuse préparation du vaccin antityphique. Sa constitution ne lui permettant pas le service armé, il avait voulu être affecté au seul poste qui convint à sa modestie. Ainsi se donna-t-il à la médecine préventive au moment où des millions d’hommes s’entretuaient. Ce travail humble mais capital convenait à celui qui développerait, des années plus tard, un pacifisme total et se proclamerait citoyen du monde.

     Déjà, nous voyons poindre en lui l’inflexible décision de n’être que lui-même, de ne dépendre de personne, ni scientifiquement, ni littérairement, ni philosophiquement. Il lui faut sa totale indépendance. Il la trouvera d’abord en 1920, en se mariant, ce qui pourrait paraître paradoxal si on ne lisait sous sa plume ce propos déconcertant : « Le mariage simplifie la vie », à quoi il ajoutait en correctif : « mais complique la journée. » Très vite aussi il ressentit la nécessité de s’éloigner des artifices créés par son père à Cambo pour s’installer dans la simplicité de Ville-d’Avray : « Je m’imagine mal, disait-il cinquante ans plus tard, vivant ailleurs et je souhaite d’y finir mes jours. Bien qu’allant à Paris le moins souvent possible – Paris me fatigue, m’étourdit et m’ennuie – j’aime me sentir dans son « champ » spirituel et que mon calme jardin soit traversé par ses lignes de force. » Étranges paroles de la part d’un homme qui, se fondant sur ses propres observations, nia en bloc les phénomènes métapsychiques. Aurait-il cédé à une image poétique ou éprouvé à un moment quelconque de sa vie ces influences que, pour ma part, je ne saurais nier avec autant de sévérité qu’il en a montré. Mais tout homme a droit à quelques contradictions et c’est une des rares que l’on rencontre en Jean Rostand qui, dès ses premiers écrits, a montré tant de constante fermeté dans ses convictions.

     À Ville-d’Avray, sa vie de biologiste commence. Il a installé un petit laboratoire, il étudie l’hérédité chez les insectes et les batraciens, se forge une culture immense, plonge dans les ouvrages de ses prédécesseurs et de ses contemporains. Pourtant, jusqu’en 1929, date de publication de son livre sur les mouches, il n’apparaît pas encore comme un écrivain scientifique. Ses seuls essais sont d’un observateur des faits sociaux, des rapports de l’écrivain avec sa création. Le goût d’écrire était inné. Il fallait encore oser ce qui n’est pas si facile quand on est le fils d’un poète dont l’ombre reste écrasante. S’il y réussit, il le dut en partie à la Comtesse de Noailles qui avait été très proche de son père et fut aussi pour lui l’amie irremplaçable des heures de doute. Sans elle, sans son affectueuse ténacité, il n’aurait sans doute pas, si jeune, donné de premiers fruits révélant à la fois sa maturité et une fraîcheur d’âme qui, en vérité, ne le quitta jamais. Il avait puisé son expérience dans la vie à Cambo, mélange de deux mondes où il se retrouvait avec la même aisance, celui de son père et des visiteurs, celui du village. Il connaissait les défauts et les qualités de ces deux mondes, le déséquilibre qui naît, en tout être, de leur confrontation. La vanité des choses et des hommes, la pauvreté des illusions face à ce que Jean Giono appelait les « vraies richesses », lui étaient apparues dès son enfance dans un contraste naturel. Aussi n’est-il pas surprenant qu’un de ses premiers ouvrages ait eu pour titre : De la vanité, recueil de pertinentes et impertinentes réflexions dont je me permettrai de citer quelques exemples pour votre plaisir : « Il y a des vanités si pitoyables qu’on s’en voudrait de ne pas les flatter. » Ou : « Ce n’est pas le goût du luxe qui est condamnable, mais le sentiment d’y avoir droit. » Et ces mots peut-être plus révélateurs de lui-même qu’il ne pensait : « La modestie témoigne d’ordinaire qu’on a l’orgueil à vif. »

     Messieurs,

     je ne vous apprendrai pas qu’un moraliste sans humour risque de faire bâiller. Seul l’humour donne aux vérités assénées par un homme de goût et de bon sens, cette teinte rose qui les rend aimables. Jean Rostand pétillait d’esprit ce qui ne va pas toujours sans équivoque. En 1927, il publie des notes et maximes sur le mariage. « L’amour, y écrivait-il, ne saurait constituer une infériorité et c’est l’avilir que d’en user à des fins bassement conjugales », paroles qu’on pourrait rapprocher de celles de son ami, de son visiteur du dimanche, Jacques Chardonne qui prétendait qu’ayant toujours été marié, il n’avait pas eu le temps de connaître l’amour. Nous appliquerons mal aussi à sa vie privée ce que Jean Rostand affirmait à cette époque-là : « L’amour ne laisse pas de pâtir des lâchetés qu’il suggère. Sa seule chance de persister dans le mariage est que l’on soit l’un envers l’autre comme si on ne s’aimait pas. » Quand on sait dans quelle fidélité, quelle tendresse et quelle communauté de cœur Jean Rostand a vécu avec son épouse, on serait en droit de s’étonner de ces réflexions si l’on ne se rappelait que cet homme trop pudique pour parler de lui-même, trop discret pour parler des autres, ne parlait qu’au général, jamais au particulier. Il n’était pas mondain mais il n’était pas sauvage et une de ses grandes joies fut d’observer tout de son regard lucide et amusé qui ne manquait rien.

     Délivré des soucis matériels, et d’ailleurs sans besoins, aussi détaché des biens de ce monde qu’un ermite laïque, il aurait pu ne pas ressentir l’outrage de certains mensonges, de certaines inégalités, de certains privilèges. Dès sa jeunesse sensible, il avait traduit sa soif de justice en un socialisme humanitaire et idéaliste qui ne s’embarrassait guère d’étiquettes politiques. La pensée de se livrer pieds et poings liés à un parti, à une idéologie ne l’effleura jamais. Ses réflexions se rencontraient tantôt avec la gauche, tantôt avec la droite ou le centre. Il s’en moquait. Pour lui, la vérité était généreuse ou elle n’était pas.

     Le souvenir de la boucherie atroce de 14-18 fit de lui un non-violent total et même, dirons-nous, un violent dans son refus de la violence. Il voulait la paix des peuples plus que tout autre progrès et il la défendit farouchement, en polémiste, l’invective à la bouche, avec, dans les réunions publiques qu’il domina de son prestige, des discours de tribun se méfiant mal des pièges tendus par l’éloquence. Quelle n’aurait pas été son émotion s’il avait suivi les négociations de l’Égypte et d’Israël qui ont répondu, lors du geste du Président Sadate, à un vœu qu’il formulait depuis 1968 : « Il faudrait, disait-il, qu’un homme d’État comprit qu’on ne peut plus se grandir aujourd’hui par l’épouvante qu’on inspire et que les seuls gestes historiques désormais, ceux qui compteront dans la mémoire humaine, ceux qui frapperont l’imagination, étonneront les esprits et les cœurs, seront des gestes d’apaisement et d’humanité, éveilleurs d’espérance et ensemenceurs d’avenir. »

     Si l’on avait interrogé Jean Rostand à la fin de sa vie sur ce qu’il avait fait, je crois,

     Messieurs,

     qu’il aurait répondu avec la modestie que vous lui connaissiez « J’ai travaillé. »

     On lui doit près de quatre-vingt livres, trois importantes traductions de Morgan. De Beer et Muller, une édition des morceaux choisis de Claude Bernard, de nombreuses collaborations à des ouvrages collectifs, à des revues littéraires ou scientifiques, des conférences d’ouverture de divers congrès, des essais sur Fontenelle et Diderot, sans compter une correspondance abondante qui, espérons-le, sera un jour recueillie et publiée.

     Il répondait à presque tout, de sa main, et particulièrement aux enfants : « Je ne reçois jamais une lettre d’enfant, a-t-il dit, sans penser à celle que moi-même, à l’âge de neuf ans, j’adressai à l’entomologiste de Sérignan, au grand Fabre, et sans me souvenir du jour, entre tous radieux, où m’arriva la réponse du vieil homme. » Ainsi a-t-il lui-même guidé de nombreux pas hésitants, éveillé des vocations et puisé, en même temps, une apaisante confiance dans l’avenir de la biologie et de la jeunesse.

     Un tel don de soi entraîne des sacrifices et dans son désir de faire comprendre à un vaste public les ambitions de sa science et les perspectives qu’elle ouvrait à l’humanité, il a certainement, avec une générosité rare pour un passionné, renoncé à des recherches personnelles. Jules Romains, lorsqu’il le reçut à l’Académie, répugnait à l’appeler « vulgarisateur » mot auquel il préférait ceux plus exacts, mais aussi, reconnaissait-il, plus pédants et sans avenir probable, d’ « intégrateur de savoir ». Que Jean Rostand traitât de la génétique, de l’hérédité, de la parthénogenèse, de l’ectogenèse, des caractères acquis, des monstruosités, ou de ce qui rattache l’homme, qu’on le veuille ou non, au règne animal, nous retrouvons le même souci de clarté, de définition, le même souci de balayer les légendes, les lieux communs, les superstitions, les idées toutes faites et d’y substituer des notions proprement rationnelles.

     Vous pardonnerez,

     Messieurs,

     à un écrivain dépourvu de la formation nécessaire de ne pas oser se lancer dans un long commentaire de l’œuvre scientifique de Jean Rostand. Comment ne pas constater, après la lecture de ses ouvrages, que cette absence de formation est une regrettable lacune, tellement tout ce que cet homme a écrit dans ce domaine ouvre des perspectives passionnantes ou même angoissantes. Avec des moyens modestes, il a devancé des équipes de chercheurs soutenues par l’État ou par des fondations. On lui doit, entre autres, la découverte de l’utilisation des propriétés de la glycérine dans la préservation des cellules et des tissus soumis à des températures inférieures à la congélation, des expériences capitales sur la gynogenèse, le développement de l’œuf sans participation héréditaire du mâle, expérience qui fait aujourd’hui la « une » des journaux. On ne parlera plus de génétique, de tératogenèse, de polydactylie et d’anomalies chez les amphibiens sans se référer à ses premiers travaux. Il est le père honoraire de l’insémination artificielle. De nombreuses races animales lui doivent et lui devront dans un avenir de plus en plus proche une nette amélioration. Il a montré la voie pour que la sélection des espèces sorte de l’empirisme et devienne une réalité aussi proche que possible de la rigueur. Cela, vous le savez, bien que Jean Rostand ait toujours négligé de faire valoir ses titres à ce grand pas en avant de la biologie.

     J’aimerais, me plaçant sur un terrain moins dangereux pour moi que le terrain scientifique où l’on risque tant de coups, insister plus sur le fait que la chance a voulu que ce naturaliste fut doublé d’un philosophe, d’un homme de cœur et, dans le sens le plus ambitieux du terme, d’un humaniste. Découvrir ce qui était caché, inventer en rapprochant ce qui n’avait jamais encore été rapproché, ouvrir des perspectives nouvelles en balayant les préjugés, en refusant le dogmatisme d’un Lyssenko, est le travail du savant respectueux de sa discipline, mais, au-delà, des problèmes graves se posent. Les hommes de laboratoire n’en sont plus à la phase où ils pouvaient rester sourds à la rumeur du monde et la science n’est plus un champ clos pour hommes de génie. Elle a pénétré notre vie quotidienne, elle inspire ou maîtrise beaucoup de nos gestes, elle nous soigne, nous prolonge ou nous tue sans que nous nous sentions toujours en mesure de limiter ses intrusions dans notre vie et le poids qu’elle pèse sur nos espérances. Certaines découvertes creusent devant nous des abîmes dont il est légitime d’avoir peur. Comme le dit Émile Cioran : « Nos rêves d’avenir sont désormais inséparables de nos frayeurs. » Le scientifique tout-puissant court à chaque instant le risque d’être mis en accusation. Il lui faut assumer les conséquences de ses découvertes dont le sort de l’humanité dépend. Il a pénétré récemment quelques-uns des secrets de l’univers et il a vu – plus clair que mille soleils – l’usage que les hommes de guerre en faisaient. Dans une réaction d’un pessimisme profond, Jean Rostand, inquiet des conséquences de la radioactivité, manifesta une opposition acharnée à toute forme même pacifique d’utilisation de l’énergie nucléaire qu’il considérait comme le mal absolu. En revanche, à part quelques réticences nettement formulées, il semble s’être moins inquiété des moyens nouveaux que la biologie met à la disposition de la physiologie. Reprenant Albert Vandel pour qui la fécondation artificielle et la grossesse en bocal apparaissent comme d’heureux abandons de « pratiques purement zoologiques » – pardon, je cite ! – Jean Rostand avouait être un tant soit peu moins « progressiste » en biologie et se demandait si la « désanimalisation » de l’homme envisagée par la science ne serait pas aussi une « déshumanisation » qui mettrait en péril « le sens de l’être et de la nature ».

     Si nous sommes capables de maîtriser l’évolution, pouvons-nous espérer que cette maîtrise ne sera pas détournée à des fins redoutables ? Les procédés de sélection utilisés pour le bétail peuvent être appliqués aux hommes et, sans verser dans la science-fiction, il est permis de penser que la biologie n’est pas loin de connaître les facteurs génétiques qui déterminent l’originalité ou la beauté. Il est même probable que dans des pays où l’on s’embarrasse moins de considérations humanitaires que dans notre monde libre, on a commencé de fabriquer des athlètes. C’est tout au moins la question qui se pose devant des succès en chaîne.

     Le vertige nous prend ? Où s’arrêtera l’apprenti-sorcier ? Au nom de quelle morale, de quelle philosophie, de quelle crainte métaphysique, et même – pourquoi pas ? – au nom de quelle superstition, refusera-t-il d’expérimenter à une grande échelle ce qu’il a réussi en laboratoire. Jean Rostand a montré clairement les espoirs nés de l’eugénique positive dans un monde où la déchéance génétique est avérée, mais il en a aussi calculé les risques, sans trancher, se contentant de conseiller à la collectivité d’ « assumer ses responsabilités ». La collectivité est-elle capable de faire le « bon choix » ? Elle a rarement montré cette sagesse et d’ailleurs qui osera s’avancer assez pour lui promettre qu’un bouleversement aussi considérable ne sera pas, un jour, gros de catastrophe imprévisibles et monstrueuses. S’il ne s’agissait que de produire des athlètes, la question serait moins grave, sauf que le sport y perdrait personnalité et intérêt, ne serait plus qu’un match entre biologistes de pays concurrents, mais on peut, de la fabrication des athlètes, passer à celle des hommes ignorant la peur ou tout sentiment fraternel, de lâches qui torturent, de guerriers sans pitié, de robots programmés pour massacrer. Imagine-t-on qu’Hitler ou Staline auraient hésité s’ils en avaient eu les moyens ? C’est la question que la biologie ne peut plus éviter et, dans la mesure où elle ne peut l’éviter, il est essentiel que les tenants de cette science qui a, en quelques décennies, progressé à pas de géants, tournent leurs regards vers une société dont nous ne nous empêcherons pas d’aimer le fragile équilibre naturel. Malgré, ou peut-être même à cause de ses manques, de ses injustices physiques ou matérielles, de ses défauts vieux comme la civilisation, cette société nous restera chère tant qu’elle offrira encore l’espoir d’être perfectible par nous-même et non par quelque deus ex machina qui aliénerait notre liberté. En son sein, l’homme apprécie d’autant mieux les fruits de son travail que sa peine a été grande, son élévation difficile et méritoire, qu’il a triomphé d’origines obscures pour saisir les chances qui lui étaient offertes. Il n’est pas jusqu’à ses souffrances dont un jour il ne tire un légitime orgueil quand il les a surmontées. La volonté y est encore une valeur morale. Aucun ordinateur ne code l’amour qui, violant les cœurs, naît par surprise, et la maternité reste un merveilleux phénomène, le plus émouvant spectacle de la création ?

     L’ordre de la nature auquel il était si sensible qu’il refusait d’émonder les arbres de son jardin, inspira un émerveillement constant à Jean Rostand. Les observations du monde si bien structuré des abeilles ou des fourmis, les fantastiques leçons de la botanique excitèrent sans cesse son imagination, son intelligence, et développèrent son appétit de connaissances. Il a décrit le monde des insectes et sa finalité avec une passion joyeuse, écho de sa fraîcheur d’âme, mais, en même temps, il s’était interdit de remonter à l’énigme de la Création : « Je ne peux pas admettre qu’un « être » ait créé tout cela, disait-il encore ; et, d’autre part, j’ai peine à admettre que cela se soit fait seul, par la vertu du hasard. Alors, je suis écartelé. »

     Ces paroles, comment ne pas les rapprocher de celles d’un des grands hommes de la biologie, je veux parler de Jacques Monod : « S’il est vrai, comme je le crois, écrivait celui-ci, que l’angoisse de solitude et l’exigence d’une explication totale, contraignante, sont innées ; que cet héritage venu du fond des âges n’est pas seulement culturel, mais sans doute génétique, peut-on penser que l’éthique de la connaissance, austère, abstraite, orgueilleuse, puisse calmer l’angoisse, assouvir l’exigence ? Je ne sais. Peut-être, plus encore que d’une explication que l’éthique de la connaissance ne saurait donner, l’homme a-t-il besoin de dépassement et de transcendance ? »

     La position de Jean Rostand, loin d’être une position confortable d’agnostique ou d’athée, fut une position inquiète, déchirante, au moment même où la science découvrait ses limites et malgré un juste orgueil se voyait forcée de les avouer. Confronté à la grande inconnue des origines de la vie, Jean Rostand refusait qu’on lui dictât sa conduite. Il disait qu’il n’irait pas plus loin que l’exercice de sa raison le lui permettait, et qu’au-delà c’était affaire de conscience, – peut-être même d’un don qui n’est pas accordé à tous – sans reconnaître que son propre esprit de charité, sa scrupuleuse honnêteté intellectuelle, sa passion pour les belles causes, son respect de la vie, son besoin de justice plaidaient pour un absolu et un amour qui, aux yeux de beaucoup, ne font pas du passage de l’homme sur la terre un simple effet du hasard.